Serait-ce le début de la fin pour les très controversés tribunaux d’arbitrage « ISDS », ces juridictions d’exception qui traitent les litiges entre les multinationales et les Etats ? On peut sérieusement se poser la question en lisant la décision rendue le 6 mars par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Bien qu’il porte uniquement sur une affaire particulière, cet arrêt pourrait bien remettre en cause tout l’édifice juridique actuel de protection des investissements en Europe, où les Vingt-Huit sont liés entre eux par 196 traités bilatéraux d’investissement.
L’ISDS, ou Investor-State Dispute Settlement, est un mécanisme arbitral présent dans de nombreux accords internationaux d’investissement, qui protège les entreprises d’abus de droit perpétrés par les Etats où elles s’installent. Dans la pratique, plusieurs décisions ont tendu à remettre en question les législations environnementales, sociales ou sanitaires des Etats qui allaient à l’encontre des intérêts de certaines entreprises.
De quoi parle-t-on ?
A l’origine de cette affaire, on retrouve un conflit relativement banal entre l’assureur néerlandais Achmea et l’Etat de Slovaquie. Déterminé à profiter de l’ouverture, aux investisseurs privés, du marché slovaque de l’assurance maladie décidée en 2004 par la droite, Achmea a ouvert en 2006 une filiale en Slovaquie pour proposer des assurances privées. L’aubaine a été de courte durée : quelques mois après, la Slovaquie a changé de gouvernement et le nouveau premier ministre socialiste, Robert Fico, a décidé de revenir sur cette libéralisation, en interdisant la distribution des bénéfices générés par les activités d’assurance maladie.
S’estimant lésé, Achmea a porté plainte en 2008 contre la Slovaquie, en s’appuyant sur le traité bilatéral d’investissement liant la Slovaquie et les Pays-Bas. L’assureur a ainsi obtenu l’organisation d’une procédure d’arbitrage ISDS, qui lui a finalement donné raison, en condamnant la Slovaquie à l’indemniser à hauteur de 22,1 millions d’euros pour compenser ses investissements finalement inutiles.
L’affaire aurait pu s’arrêter là si la Slovaquie avait accepté cette sentence arbitrale, supposée définitive. Mais elle a décidé de contester la légitimité même de l’arbitrage devant la justice allemande (car les arbitres siégeaient à Francfort), en défendant l’argumentaire suivant : conclu en 1991, alors que la Slovaquie était encore intégrée à la Tchécoslovaquie, le traité bilatéral d’investissement sur lequel s’est appuyé le tribunal n’est, selon elle, plus compatible avec le droit de l’Union européenne, à laquelle elle a adhéré en 2004. La sentence arbitrale serait donc nulle et non avenue.
L’affaire s’est révélé suffisamment importante pour dépasser le cadre allemand et remonter jusqu’à la CJUE – ce qui a permis au tribunal suprême de l’UE de se prononcer pour la première fois sur la compatibilité des clauses d’arbitrage d’investissement avec le droit européen.
Or, à l’issue d’une longue procédure, irriguée par les contributions des différents Etats européens, la Cour a conclu que la clause d’arbitrage du traité Slovaquie-Pays-Bas était incompatible avec le droit européen. Son raisonnement est le suivant :
Depuis que la Slovaquie est membre de l’UE, c’est le droit européen qui doit primer sur les clauses du traité bilatéral d’investissement en cas de conflit.
Le tribunal d’arbitrage privé est donc amené à interpréter le droit européen pour prendre sa décision.
Pour garantir la pleine efficacité du droit de l’Union, un tribunal doit pouvoir saisir la CJUE en cas de doute sur son interprétation.
Or, par son fonctionnement privé, le tribunal d’arbitrage ne peut pas être considéré comme partie intégrante du système juridictionnel européen, et n’a pas le droit de saisir la CJUE.
Il est donc incapable d’assurer la bonne application du droit européen.
Quelles conséquences attendre de cette décision ?
L’arrêt de la CJUE devrait commencer par faire les affaires de la Slovaquie, qui va pouvoir s’en prévaloir pour faire annuler devant la justice allemande la sentence arbitrale de 2012 favorable à Achmea.
Elle devrait également pousser la Slovaquie et les Pays-Bas à renégocier rapidement leur traité bilatéral, qui est désormais illégal au regard du droit européen.
Reste à savoir si cette décision sans précédent est en mesure de menacer le principe même des tribunaux ISDS, qui figure dans des centaines de traités signés par les Européens entre eux et avec le reste du monde.
Le débat des juristes bat son plein depuis le 6 mars, et il est encore trop tôt pour trancher. Mais il n’est pas impossible que l’arrêt de la CJUE ait des conséquences sur les 196 autres traités bilatéraux d’investissement qui lient les 28 Etats européens entre eux. Ces accords contiennent en effet pour la plupart des clauses d’arbitrage similaires qui pourraient être incompatibles avec le droit européen, si l’on suit le raisonnement de la Cour. Très remontés contre la décision de la Cour, les avocats Philippe Pinsolle et Isabelle Michou contestent cette hypothèse dans un article publié dans Dalloz Actualité. Selon eux, « il faut […] se garder de toute généralisation », la Cour ne s’étant prononcé que sur le cas d’espèce du traité Slovaquie-Pays-Bas.
Quand bien même les 196 accords intra-européens devaient être invalidés, cela ne signifierait pas pour autant la fin de l’ISDS à l’intérieur de l’Union. Plusieurs Etats européens, dont la France, travaillent en effet depuis 2016 à l’élaboration d’un nouveau mécanisme unifié d’arbitrage qui pourrait se substituer aux accords existants. Si celui-ci est convenablement conçu, il pourrait échapper aux fourches caudines de la CJUE et retirer une épine du pied aux promoteurs de l’arbitrage privé.
L’onde de choc de la décision de la CJUE pourrait se propager encore plus loin, en remettant en cause la validé des grands accords commerciaux conclus ces dernières années par l’UE, avec Singapour, le Vietnam ou le Canada ? La question peut se poser, car ils contiennent tous des clauses d’arbitrage similaires.
Sur ce point, le débat juridique est toutefois encore plus incertain, car la plupart de ces arbitrages sont placés sous le parapluie de la Convention de Washington de 1965, qui oblige théoriquement les Etats à reconnaître les sentences arbitrales « sans aucun contrôle, comme une décision de leurs propres tribunaux rendue en dernier recours », rappellent Philippe Pinsolle et Isabelle Michou.
Le même problème se pose pour le traité sur la charte de l’énergie, un accord international méconnu des années 1990 qui est souvent utilisé par les entreprises pour initier des procédures d’arbitrage. Comment réagiraient les signataires non-européens de cette charte si l’UE se mettait brutalement à dénoncer la légitimité de ces tribunaux d’arbitrage ?
Les détracteurs du CETA, le récent partenariat commercial Europe-Canada, espèrent également que la décision de la justice européenne pourrait aider à combattre sa très décriée clause d’arbitrage. Mais rien n’est moins sûr, car les tribunaux d’arbitrage du CETA sont organisés selon une nouvelle méthode, le « système de cour d’investissement », qui offre davantage de garanties que les tribunaux privés classiques. On devrait bientôt en avoir le cœur net, car la Belgique a déposé à l’automne 2017 une requête auprès de la CJUE, pour s’assurer de la conformité du CETA avec le droit européen.
(Source Blog Maxime Vodano – Le Monde)