La crise entre dans sa septième année. Le 2 avril 2007, New Century, le numéro deux américain du « subprime », fit faillite. Cette crise financière sans précédent depuis près d’un siècle, qui n’a toujours pas de nom, approche donc de l’âge de raison. Ce n’est pas qu’une image, car on commence enfin à raisonner sur les moyens d’en sortir. Les événements de ces dernières semaines à Chypre le confirment – malgré de coûteux tâtonnements.
Reprenons depuis le départ. En une génération, l’endettement accumulé par les particuliers, les entreprises et les Etats dans les pays développés a quadruplé. C’est beaucoup trop. La montagne de dettes est au coeur de la crise, même si beaucoup d’économistes ont encore du mal à le comprendre car ils réfléchissent depuis des décennies sur les flux (production, revenus, exportations), et non sur les stocks (dettes, patrimoines, ressources naturelles). Nous devons donc l’araser. Avec quels outils ? Contrairement au milieu du siècle dernier, nous n’avons ni la croissance ni l’inflation pour le faire. Nous avons aussi appris ces dernières années que l’austérité ne suffit pas (voir la tragédie grecque). Il faut donc faire payer quelqu’un ; une question économique et aussi très politique. Il y a dix-huit mois, les experts du BCG, un cabinet de conseil en stratégie, citaient la Mésopotamie de l’Antiquité, où l’avènement d’un nouveau roi se traduisait par l’effacement des dettes anciennes. Ce système n’est plus très adapté à la finance du XXI e siècle. Il nous faut du temps pour forger d’autres règles.
Un premier principe est désormais accepté : il faut prendre l’argent là où il est. L’Amérique sort de sa crise immobilière parce que les banques ont effacé l’ardoise de centaines de milliers d’emprunteurs, et aussi parce que la banque centrale fabrique de l’argent pour racheter des créances douteuses. En Europe, nous avons au contraire préféré jouer au bonneteau, en faisant passer la dette d’un acteur à l’autre. Le plus bel exemple est l’Irlande, où l’Etat a fait exploser sa dette en assumant les pertes des banques, un engagement qu’il a fallu ensuite rééchelonner. En jouant ces parties de bonneteau où l’unité est la dizaine de milliards d’euros, on perd un temps précieux.
Un deuxième principe commence enfin à revenir en grâce : il y a une hiérarchie logique des perdants. L’actionnaire prend plus de risques que l’acheteur d’obligations, qui lui-même s’expose davantage que le déposant, et le contribuable n’y est pour rien, même s’il profite d’une croissance gonflée par l’endettement. Quand une institution financière a des problèmes, c’est donc d’abord aux actionnaires de payer, puis aux créanciers, ensuite aux déposants (en Europe, ceux de moins de 100.000 euros sont en principe protégés) et enfin aux contribuables. Cet ordre logique a pourtant été rejeté au début de la crise, dès juillet 2007, par la Bafin, l’autorité de supervision des marchés financiers allemands, comme le rappelle l’économiste Nicolas Véron. Pour éviter « la pire crise financière depuis 1931 », il fallait à tout prix protéger les créanciers ! Ce précepte a été appliqué dans les premiers temps de la crise, engendrant deux énormes problèmes. D’abord, une injustice majeure, car les contribuables ont payé pour les créanciers. Ensuite, une inefficacité totale, car il était inimaginable de prendre leur argent pour effacer les dettes. On les a donc renégociées, triturées, étalées… mais pas supprimées. La montagne est toujours là. Voilà pourquoi il a fallu d’autres plans de sauvetage, en Grèce, en Irlande. Voilà pourquoi, fin 2010 à Deauville, Nicolas Sarkozy, alors président français, et Angela Merkel, la chancelière allemande, ont eu raison d’évoquer la nécessité d’impliquer les créanciers privés dans les plans de sauvetage. Voilà enfin pourquoi la Commission et la Banque centrale européennes travaillent depuis, pas à pas, à réinstaurer la hiérarchie des payeurs. Même les économistes bancaires admettent aujourd’hui que les créanciers privés devront perdre de l’argent, après l’avoir longtemps nié.
Un troisième principe commence à émerger, comme on l’a vu à Chypre. Celui-ci est plus subtil. Pour être à la fois juste et efficace, il ne suffit pas de prendre l’argent où il est : il faut le prendre là où il n’aurait pas dû être. En Grèce, les investisseurs n’auraient pas dû prêter autant d’argent à l’Etat sur la seule base d’un taux d’intérêt plus élevé. A Chypre, jamais les déposants n’auraient dû placer autant d’argent sur des comptes bancaires grassement rémunérés. Ce faisant, les uns et les autres ont pris des risques, parfois pour de mauvaises raisons. Quand le risque se concrétise, c’est normal qu’ils paient. Si une banque européenne surveillée par un piètre régulateur n’a à son passif que des dépôts de 99.999 euros attirés par un taux d’intérêt de 10 %, les déposants doivent perdre leur chemise le jour où elle fait faillite !
Ces principes butent sur la tentation naturelle de la fuite. En retirant son argent, l’actionnaire provoque un krach, le créancier, une flambée des taux d’intérêt, le déposant, un « bank run ». Dans les trois cas, le système financier s’effondre comme un château de cartes. La sortie de la crise dépendra de la capacité des autorités à appliquer les principes sans faire fuir les moineaux de la finance.
Jean-Marc Vittori
(source : les échos)