Les gilets jaunes étonnent : d’où viennent-ils, si nombreux, si bien coordonnés, alors qu’ils ne dépendent d’aucune organisation ? Sont-ils de droite, de gauche ou d’ailleurs ? Les élites politiques ou journalistiques sont embarrassées, les syndicats ne savent pas comment se positionner. Pourtant les « gilets jaunes » sont une excellente nouvelle, parce qu’ils politisent enfin des questions écologiques, cruciales pour le monde d’aujourd’hui et de demain.
Trois cent mille manifestants : le chiffre est énorme, massif, quand on le compare aux dernières manifestations organisées par les syndicats, qui tournent autour de dix fois moins, par exemple pour la journée interprofessionnelle du 9 octobre (de 30 000 à 40 000 dans toute la France). Sans service d’ordre, sans coordination centrale, les « gilets jaunes » ont mené de nombreuses actions, avec relativement peu de désordres (ce qui ne veut pas dire sans accidents, parfois dramatiques) et souvent le concours des gendarmes. Ils ont souvent mis un point d’honneur à chercher des soutiens plus larges dans la population, et à ne pas bloquer les services publics. Les sondages indiquent que 73 % des Français soutiennent les « gilets jaunes », chiffre que les diverses formes de contestation n’osent plus imaginer tant il est élevé : le soutien aux grandes mobilisations contre la loi El Khomri n’a pas dépassé 55 %.
On retrouve au sujet des « gilets jaunes« tous les commentaires déjà entendus à propos des « indignés », de Nuit debout et de tant d’autres mouvements spontanés : ils n’ont pas de revendication claire, pas de leader, l’initiative va s’essouffler et l’on parlera d’autre chose. Mais qui est-ce « on » ? Ce sont les élites politiques, syndicales, scientifiques, voire associatives, qui ont habituellement la parole. Les « gilets jaunes », c’est au contraire l’irruption des « sans parts », suivant le mot de Jacques Rancière (La mésentente, Galilée, 2015), de ceux qui n’ont jamais la parole. Ils se savent épiés, voire manipulés, chacun cherchant à les courtiser, à les récupérer.
Le Rassemblement national rêve ainsi d’un soutien de masse à ses propres revendications, qui n’ont pourtant rien de social ni d’écologique, et encore moins de démocratique. La menace peut d’ailleurs venir de l’intérieur, avec des porte-parole jouant la séduction plus que l’authenticité. Le risque est réel. D’un autre côté, sans porte-parole, le risque de ne rien obtenir est élevé, dans la mesure où le gouvernement n’a personne avec qui négocier. De nombreuses voix en ont conclu au pourrissement prochain, et que l’on allait rapidement revenir aux sujets habituels, balisés de manière convenue ; personne ne se remettrait en question.
C’est aller un peu vite en besogne et ne pas voir l’intérêt du mouvement. Rappelons tout d’abord les données du problème. Nous avons d’un côté des élites mondialisées guidées par des économistes qui tombent d’accord à Kyoto en 1997 sur l’idée de faire monter le prix du carbone. Cette idée est extrêmement répandue chez les économistes de toutes obédiences, orthodoxes ou hétérodoxes. Elle est une évidence de bon sens. Elle découle très largement de la convergence de deux communautés savantes, utilisant des modèles numériques : les sciences du climat au sens large et les économistes. Elle reprend une doxa de fond : le gaz à effet de serre est un « mal » que les échanges produisent sur des tiers a priori non concernés par ces échanges ; ce « mal » doit être « internalisé » dans les échanges. La taxe (ou le permis négociable) vient corriger le signal-prix : l’énergie fossile ne doit plus être aussi accessible qu’avant, du fait de ses effets.
Le problème est que cette discussion est totalement hors-sol. Les sondages annuels de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) (« Les représentations sociales de l’effet de serre et du réchauffement climatique ») le montrent bien. Depuis plus de quinze ans, les Français ne connaissent pas le lien entre dérèglement climatique et carbone (c’est avec les déchets que le lien principal est fait), et c’est encore le cas de 80 % des personnes ayant « un niveau d’études scientifiques » (chiffres 2016) !
Dans le même temps, les Français sont convaincus des risques. 66 % pensent que les scientifiques « évaluent correctement les risques ». Les désordres climatiques actuels sont attribués par plus de 50 % des Français à l’effet de serre (contre 32 % en 2001), la part de ceux qui doutent de la responsabilité de l’effet de serre dans les désordres du climat passe de 49 % (2001) à 25 % (2016).
Placés devant les désaccords entre scientifiques, 81 % des Français pensent que le réchauffement de la planète est causé par les activités humaines, et ils étaient déjà 72 % à le penser en 2006. Et les conséquences pour la France sont prises au sérieux. De 55 à 60 % des Français pensent, depuis 2006, que « les conditions de vie deviendront extrêmement pénibles à cause des dérèglements climatiques », et de 35 à 40 % estiment qu’« il y aura des modifications de climat mais [que l’]on s’y adaptera sans trop de mal ». Et seulement de 1 à 2 % pensent que « le réchauffement aura des effets positifs pour l’agriculture et les loisirs ». Les réponses sont à peu près inchangées depuis que le sondage existe.
L’âge des personnes interrogées induit des différences d’appréciation sensibles : au-delà de 65 ans, 51 % des répondants estiment que l’on s’adaptera sans trop de mal au réchauffement climatique, contre 29 % des moins de 25 ans. Les personnes ayant un niveau d’études supérieur scientifique font aussi preuve de plus d’optimisme quant à l’avenir : 53 % d’entre elles sont d’avis que « l’on s’adaptera sans trop de mal au réchauffement climatique ».
Le jugement populaire est plus prudent que celui des personnes dotées d’un niveau d’études scientifiques : seuls de 10 à 12 % estiment (depuis 2006) que le progrès technique permettra de trouver des solutions. Entre 50 et 60 % pensent qu’« il faudra modifier de façon importante nos modes de vie pour empêcher l’augmentation de l’effet de serre (réchauffement climatique) ».
Est-ce surprenant ? Pas forcément, si l’on fait l’hypothèse d’une confusion entre science et technique dans le sondage : les plus optimistes ne sont peut-être pas « les scientifiques en général », pris comme un tout, mais les personnes qui ont suivi des études technoscientifiques et qui ont donc été éduquées à la toute-puissance de la technoscience, celle-là même qui finance par ailleurs les médias… lesquels sont gouvernés, comme la classe politique ou les entreprises, par la classe d’âge la plus confiante dans la capacité à faire face au dérèglement climatique par des moyens simples ou techniques.
Une menace mal identifiée produit habituellement de l’angoisse, laquelle conduit à l’inaction. Pourtant, le sondage 2016 nous apprend que les Français agissent déjà beaucoup pour le climat, dans leur quotidien – ou du moins ils pensent le faire, puisqu’ils ne savent pas vraiment où est le carbone. Tri des déchets, usage du vélo, etc., bien sûr, tout ça n’est pas à la hauteur ni même bien cadré, mais quand a-t-on convié les Français à la discussion de l’enjeu ? Jamais.
Plutôt que de stigmatiser, saluons l’intelligence populaire qui cherche à prendre la question en charge en dépit d’une situation adverse à tous points de vue, y compris informationnelle. Si les Français avaient été invités au débat, alors peut-être se serait-on rendu compte de cet élément déterminant : interrogés sur les conditions sous lesquelles ils accepteraient des changements importants de mode de vie, les Français mettent en avant les arguments de l’équité (que « les changements soient partagés de façon juste » : 50 %) et de la démocratie (que ces « changements soient décidés collectivement »). A 55 %, les Français considèrent les changements nécessaires comme une opportunité, et à 45 % comme une contrainte. Ces jugements sont stables dans les deux dernières enquêtes et ne varient pas sensiblement en fonction des caractéristiques sociodémographiques. Il n’y a donc pas de paradoxe, en ce sens, à refuser la taxe carbone et à faire de Nicolas Hulot sa personnalité préférée.
C’est dire l’importance de l’existence d’une discussion sur les droits et devoirs de chacun en termes de gaz à effet de serre. Et là nous devons mettre en évidence quelques paramètres que le sondage n’évoque pas. Le premier est que le revenu des pauvres est proportionnellement plus riche en CO2 que celui des riches. Cela s’explique par la dépendance des pauvres à l’automobile, aux supermarchés et plus généralement aux produits industrialisés, qui sont ceux qu’on peut se payer quand on est pauvre. Le second paramètre à évoquer est la hausse continue des prix de l’énergie, dans un contexte où les pauvres se sont appauvris, ces dernières années, tandis que les riches se sont enrichis. D’où ce constat : seuls les pauvres ont senti la hausse récente des prix de l’énergie – c’est-à-dire du carbone. Les plus nantis n’auraient-ils pas eu tendance à s’inquiéter du réchauffement climatique et cherché à pousser la taxe carbone, conseillés par les économistes, sans voir que d’autres en ont déjà payé largement le prix ?
Jacques Rancière parlait de « partage du sensible », en référence à des conditions esthétiques partagées, un ressenti, une analyse, même vague. Aujourd’hui, en matière d’intelligence de l’enjeu climatique règne une fracture : des décideurs, qui disposent de volumes considérables de données et de rapports, et la masse de la population, qui voit la menace et peine à la comprendre, dans un sentiment de relégation baignée de fallacieuses promesses technoscientifiques – l’hydrogène, l’électricité, la voiture qui se rechargerait en roulant.
Les conditions de l’intelligence collective du problème ne sont pas réunies, et ce fait ne semble pas poser de problème à la plus grande partie des commentateurs, qui revient très rapidement aux termes discursifs habituels, ceux qui précisément excluent le peuple. La vertu des « gilets jaunes » aura été de briser cet état de fait, de déclencher partout en France des conversations qui n’avaient pas lieu jusque-là, et donc de permettre une reconfiguration du sensible, et de ses partages. C’est déjà une petite victoire.
(Le monde 23/11/18) Fabrice Flipo est professeur de philosophie des sciences et techniques, chercheur au Laboratoire du changement social et politique de l’université Paris-Diderot et responsable du département Langues et sciences humaines à l’Institut Mines Télécom.