NON SIRE C’EST UNE RÉVOLUTION…

Panique ? Sans doute pas, ou pas encore. Mais un vent étrange souffle sur les plus grandes entreprises mondiales, les symboles du capitalisme et de la mondialisation. Le patron de BMW, Harald Krüger, s’effondre en plein salon de l’automobile à Francfort. Un autre Allemand, Gerhard Cromme, expliquait en mai dernier qu’il ne savait pas où son groupe serait dans cinq ans. Il préside pourtant le conseil de surveillance de Siemens, un champion high tech fondé il y a près de deux siècles. Au Japon, aux Etats-Unis, en France, des multinationales qui semblaient là pour l’éternité sont attaquées par des concurrents venus de nulle part. Avec la révolution numérique, le pouvoir économique change de base.
Petit retour en arrière. Ces trois dernières décennies, les grandes entreprises ont vécu un âge d’or. D’après les calculs du cabinet de conseil McKinsey , les géants américains et européens ont fait progresser leurs profits un tiers plus vite que la production mondiale. Ils ont profité d’une vague de déréglementations. Et surtout surfé avec succès sur deux autres vagues. La première est venue de l’ouverture du monde communiste dans les années 1980. D’immenses marchés se sont ouverts. Et selon le professeur de Harvard Richard Freeman , la population active mondiale a alors doublé, passant de 1,5 milliard à 3 milliards. Les employeurs ont pu ouvrir des usines avec des ouvriers payés une misère. Bien outillés, déjà habitués à l’international, les grands groupes ont réorganisé leurs circuits de production, délocalisant des activités pour abaisser les coûts, forgeant des « chaînes de valeur mondiales ». L’iPhone d’Apple symbolise cet éclatement, avec une conception et du marketing made in USA, un assemblage en Chine et des composants venus du Japon, d’Allemagne, de Corée.
La seconde vague a renforcé la première : c’est l’essor d’internet à partir des années 1990. L’information circule à la fois rapidement, massivement et gratuitement ou presque. Les entreprises peuvent transmettre instantanément des schémas de construction, des bons de commande, des instructions de réparation. Les avancées des technologies de l’information ont facilité la mondialisation des chaînes de valeur, et l’ont souvent permise.
Les échanges « intra-entreprise », réalisés au sein d’une même firme, font désormais la moitié du commerce mondial ! Mais ce commerce est maintenant en panne . Les exportations avancent désormais au même rythme que la production, alors qu’elles allaient deux fois plus vite avant la crise. Or les entreprises ont d’excellentes raisons de ne plus éclater aussi joyeusement leurs chaînes de valeur. Elles ont déjà cueilli les fruits les plus accessibles. Elles ont découvert les fragilités engendrées par l’allongement des chaînes de valeur, avec par exemple les ruptures d’approvisionnement induites par le tsunami au Japon en 2011. Et elles doivent payer des salaires plus élevés. Selon les calculs du cabinet BCG , le coût de production dans le delta chinois du Yangtzé n’est plus très différent du coût dans le sud des Etats-Unis.
Les chaînes de valeur sont pourtant loin d’être figées. Sauf que, désormais, ce ne sont plus les grandes entreprises qui mènent le jeu, mais des start-ups qui n’existaient pas pour la plupart il y a une décennie. Si les géants vénérables avaient concédé à des sous-traitants des maillons mineurs de leur activité, comme le nettoyage de leurs bureaux ou la gestion de leur comptabilité, les jeunes freluquets visent au contraire les maillons les plus profitables. L’exemple le plus pur est sans doute Booking.com, une jeune pousse qui a germé aux Pays-Bas avant d’être raflée par l’américain Priceline. Ce site de réservation d’hébergement s’est incrusté au cœur de la chaîne de valeur des grandes chaînes hôtelières comme Accor ou Hilton, ravalées au rang de fournisseurs de chambres. Il mange leurs marges. Dans un autre secteur, la banque, des jeunes pousses partent à l’assaut des moyens de paiement, des prêts aux PME, de la gestion de fonds.

Les dirigeants des grands groupes ont longtemps ignoré les jeunes pousses, qu’ils piétinaient sans même s’en rendre compte. Ils sont nombreux à avoir changé, conscients désormais que la puissance du numérique peut casser les plus belles forteresses en quelques clics. Du coup, c’est la ruée. Les géants surveillent la plus minuscule micro-entreprise fondée au fin fond de l’Arkansas ou du Yunnan comme le lait sur le feu. Ils rachètent des start-ups en espérant récupérer leurs savoirs et leurs intuitions. Ils créent des incubateurs, des fab lab – pardon, des « ateliers de fabrication numérique ».
Des experts de McKinsey résument le défi : « Les entreprises ont besoin de vouloir se chambouler [« disrupt » en anglais] avant que d’autres ne le fassent ». Pas facile ! Tenues de maintenir une forte rentabilité par leurs actionnaires, obsédées par le contrôle, les grandes entreprises travaillent avec des listes de procédures et d’indicateurs capables de tuer dans l’œuf n’importe quelle innovation un peu radicale. Et elles ont du mal à imaginer des chaînes de valeur très différentes, avec par exemple des maillons… gratuits. Engoncées dans leurs silos, elles ne savent plus attirer et retenir la matière première de leur avenir : les jeunes talents. Les étudiants sont de plus en plus nombreux à faire le saut entrepreneurial à la sortie des écoles de commerce. Les banques peinent à recruter des polytechniciens qu’elles faisaient venir d’un claquement de doigt il y a dix ans. Dans l’enquête publiée en début d’année par le cabinet d’audit PwC, le principal risque cité par 77% des 1.300 PDG de 77 pays était la « disponibilité des compétences clés », juste après le sempiternel excès de réglementation. Il serait excessif de comparer les multinationales avec l’Union soviétique. Elles ont une efficacité inconnue des régimes communistes. Mais comme l’URSS des années 1970, elles vont devoir relever un fantastique défi dans les prochaines années.

Jean-Marc Vittori
éditorialiste aux « Echos »

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