Il faut remettre le résultats d’une élection dans le contexte de la situation de moyen terme d’une région du monde. Voici quelques mots de Jean Pisani-Ferry (commissaire général à la stratégie et à la prospective) qui illustrent bien le sujet :
L’idée que la croissance va revenir graduellement fait consensus au sein des gouvernements. Mais d’autres hypothèses sont développées, telle celle d’une « stagnation séculaire ».
Pour la plupart des gouvernements, savoir quel taux de croissance économique il est raisonnablement possible d’espérer pour les années à venir est une question primordiale. Et, au moins pour les pays avancés, c’est une question à laquelle il est devenu particulièrement difficile de répondre.
Si l’avenir est à l’image du passé récent, les perspectives sont mauvaises. Depuis 2008, la croissance a été régulièrement inférieure aux prévisions. Parmi les pays les plus affectés par la crise financière, seuls quelques-uns – les USA, l’Allemagne et la Suède – se sont solidement installés sur le chemin d’une croissance dynamique. Pourtant même pour eux, le PIB de 2013 a été largement inférieur aux prévisions faites avant la crise.
Économistes et responsables politiques s’accordent toutefois sur l’idée que si la crise financière et la crise de l’euro ont affecté à la fois l’offre et la demande, la reprise va graduellement s’affermir.
Selon cette analyse, endettement privé et endettement public vont encore peser pendant quelque temps sur la demande intérieure, mais la situation devrait s’améliorer graduellement à mesure que diminuera le poids des dettes passées. Peu à peu les consommateurs vont accroître leurs dépenses (comme cela commence à être le cas aux Etats-Unis) tandis que la politique budgétaire redeviendra neutre (ainsi qu’on le voit déjà en Allemagne).
Du côté de l’offre, la crise a affecté la croissance potentielle parce que les entreprises ont diminué leurs investissements, ce qui freine l’introduction des nouvelles technologies. C’est particulièrement visible en Europe et dans certains cas, comme au Royaume-Uni, la baisse des salaires et la facilité de licencier des salariés ont encouragé les entreprises à remplacer le capital par la main d’œuvre, réduisant ainsi la productivité par travailleur. Le dysfonctionnement du secteur financier et la réticence à aggraver la situation sociale ont aussi retardé le remplacement des entreprises les moins productives par de nouvelles entrantes plus efficaces.
Il en est résulté un ralentissement marqué de la productivité, quand ce n’est pas une baisse : au Royaume-Uni il a fallu davantage d’heures de main d’œuvre par unité de production en 2013 qu’en 2007. Ici aussi, la vision dominante est que ces phénomènes vont perdurer quelque temps encore avant de s’atténuer, à mesure que les entreprises renouvelleront leur équipement et accéléreront le rythme de l’innovation.
Mais l’idée que les pays avancés sont sur la voie de la reprise est contestée, tant du côté de l’offre que de la demande. En ce qui concerne cette dernière, Larry Summers, l’économiste de Harvard qui a occupé des postes à responsabilité dans l’administration américaine sous les présidents Clinton et Obama, a récemment suggéré que les pays avancés pourraient bien connaître une phase de « stagnation séculaire ».
Il estime que l’endettement qui a précédé la crise n’était pas une anomalie exogène, mais la conséquence d’une demande structurellement insuffisante. La distribution mondiale des revenus a évolué au détriment de la classe moyenne des pays avancés et au profit des plus riches et des pays émergents, créant un excédent d’épargne généralisé. Le seul moyen d’éviter la stagnation a été de pousser les classes moyennes à s’endetter davantage, grâce à des taux d’intérêt faibles et à un laxisme dans la réglementation du crédit.
Autrement dit, la surabondance d’épargne (« the savings glut » ainsi que l’avait qualifiée l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke) était antérieure à la crise et pourrait donc continuer à peser sur la demande, à moins que les classes moyennes des pays émergents ne deviennent les nouveaux consommateurs de dernier ressort de l’économie mondiale. Cela va sans doute arriver, mais en dépit de tous les efforts entrepris par les Etats-Unis et le FMI dans le cadre du G20, ce rééquilibrage n’est pas encore achevé.
En ce qui concerne l’offre, un désaccord quant au rythme du progrès technique s’est fait jour entre, d’une part, les économistes spécialistes de la question et, d’autre part les experts en matière de technologie. Pour Robert Gordon de l’université Northwestern, les technologies de l’information et de la communication ont déjà apporté l’essentiel de ce que l’on pouvait attendre d’elles en termes d’amélioration de la productivité ; aucune vague d’innovation majeure susceptible de compenser la baisse de la croissance potentielle n’est en vue. Les pays à la traîne sur le plan technologique peuvent encore espérer doper leur productivité et leur taux de croissance en rattrapant leur retard, mais les pays qui sont à la pointe de la technique devraient admettre qu’un très faible taux de croissance par habitant – à peine supérieur à 1% par an – constitue la nouvelle norme.
A l’opposé, deux experts du MIT, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, estiment que nous sommes à l’aube du « Deuxième âge de la machine » (le titre de leur livre). Selon eux, la puissance toujours croissante des ordinateurs, la connectivité au niveau planétaire et un potentiel d’innovation presque illimité grâce à la recombinaison de processus existants vont entraîner des transformations majeures de la production et de la consommation, de la même manière que la machine à vapeur a transformé le monde au XIXème siècle. Aussi la croissance est appelée à s’accélérer, en tous cas si elle est mesurée convenablement.
Que peut-il se passer si le consensus sur la reprise graduelle est erroné et que les voix dissonantes disent le vrai ? Si Gordon a raison de pronostiquer que la productivité ne va guère augmenter, le surendettement hérité de la crise et des déboires budgétaires va durer plus longtemps que prévu. Si par ailleurs Summers a raison de penser que la demande est condamnée à stagner, la combinaison de difficultés financières persistantes et d’un chômage de masse pourraient entraîner les gouvernements vers des solutions radicales : la reconnaissance de l’insolvabilité, l’inflation ou le protectionnisme financier.
Si au contraire Brynjolfsson et McAfee ont raison, la croissance sera bien plus conséquente et l’on oubliera rapidement la question des dettes. Le défi sera plutôt de faire face aux conséquences de la réduction de la demande de main d’œuvre moyennement qualifiée et de l’accroissement des inégalités de revenus dues aux technologies émergentes. Ce sera particulièrement vrai si ces transformations se font dans le contexte d’une insuffisance de la demande et d’un chômage de masse persistant, comme annoncé par Summers. Si les progrès techniques donnent l’impression de profiter exclusivement aux riches et d’accroître les difficultés de la majorité, les problèmes sociaux pourraient devenir ingérables. Face à un tel scénario, les gouvernements seraient sans doute amenés à sortir de l’attirail traditionnel des mesures de politique économique.
Des scénarios comme ceux-là peuvent sembler irréalistes. Ils n’ont évidemment rien de certain. Mais s’ils déconcertent, ils forcent aussi à réfléchir. Les dernières années nous ont appris, ou rappelé, que le champ des possibles était plus vaste qu’on ne le pensait.
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