Saint François d’assise et la peur…

Le pays qui avait peur de tout

Dans ce pays, on s’inquiétait d’une offre 4G, du bitcoin, du premier tour du Mondial de foot. En réalité, on y avait peur de tout, à commencer par l’innovation et la concurrence. Au risque de finir par accepter la perte de la liberté.

Une offre 4G ? Danger ! Le bitcoin ? Attention ! Le tirage du Mondial ? Piège ! C’est l’histoire d’un étrange pays béni des dieux, avec un doux climat et des paysages magnifiques, héritier d’une longue et riche histoire, emplis de talents humains et de champions économiques mondiaux, mais où tout semblait n’être devenu que périls et ténèbres. Des prophètes de malheur, de déclin et de repli arpentaient à longueur d’année ses villes et ses campagnes, ses plateaux de télé et ses colonnes de journaux, ses partis politiques et ses couloirs de ministères. Trente ans plus tôt, un journaliste avait fameusement ouvert le JT de la chaîne de télévision la plus puissante de ce pays en affirmant que « La France a peur » , pour préciser juste après que « c’est un sentiment qu’il faut déjà que nous combattions ». Ce combat-là semblait perdu de toute éternité : les ancêtres gaulois de ce pays avaient déjà peur que le ciel leur tombe sur la tête.
Les fans de football, eux, auraient pu se réjouir d’un heureux hasard. Pour le Mondial 2014, le sort leur avait façonné un premier tour abordable, envoyant leur équipe nationale affronter celles du Honduras, de l’Equateur et de la Suisse. Trop beau pour être vrai ! Au micro de la radio la plus écoutée du pays, le grand ancien Bixente Lizarazu tira aussitôt la sonnette d’alarme sur le danger helvétique. Bien sûr, la suite des événements lui donnera peut-être raison. Ladite équipe a prouvé il n’y a pas si longtemps qu’elle était capable du pire et même de l’encore pire. Mais la crainte n’aurait pas dû être la première réaction.
Ainsi donc, dans ce pays, un opérateur de télécoms enchaînait les audaces. Free, car tel était son nom, avait cassé les prix sur l’accès à Internet, les communications sur téléphone fixe, le téléphone mobile 3G, tout en dégageant de plantureux bénéfices. Puis il avait annoncé une offre 4G plus tôt que prévu. Deux ministres de son gouvernement, affairés l’un au Redressement productif et l’autre à l’Economie numérique, se fendirent d’ un communiqué pour saluer « un pari audacieux et risqué ». Exactement ce qu’il faut dans un vieux pays perclus de principes et de règles, au point de sembler avoir perdu le goût de l’innovation ! Sauf que ce pari devint sous la plume des gouvernants la promesse d’une offre « douteuse », de « sous-investissement », de « dégradation du service » et de « destruction d’emplois ». Fermez le ban ! Tous les audacieux, tous les preneurs de risque se dirent qu’ils éviteraient désormais soigneusement cette contrée bizarre.
Ainsi donc, dans ce pays, la plus haute autorité monétaire s’inquiéta du bitcoin. Elle publia donc une note consacrée aux « dangers liés au développement des monnaies virtuelles ». Pour être franc, cette inquiétude-là n’était pas nouvelle. La Banque centrale européenne avait commencé à s’en soucier avant même d’exister, au sein de l’Institut monétaire qui l’avait préfigurée. Pour être honnête, cette inquiétude-là avait aussi de solides fondements. Sans garantie de sécurité ou de valeur, sans traçabilité, le bitcoin est un vecteur parfait pour tous les blanchiments, toutes les spéculations. Mais l’émergence de nouvelles monnaies s’inscrit logiquement dans un monde de technologies de l’information échappant à l’emprise des Etats. Et d’autres banques centrales auraient dû pointer ce risque bien avant : celles des Etats-Unis, du Japon, du Royaume-Uni qui fabriquent sans vergogne et sans limite de la monnaie pour acheter des obligations publiques, à rebours de toutes les leçons de l’histoire. Leurs devises sont a priori bien plus menacées par une monnaie dont la promesse première est d’être émise en quantité plafonnée. Elles laissèrent cependant la crainte à la plus craintive. Sa consoeur chinoise , elle, se contenta de prohiber l’usage du bitcoin par les banques.
Dans ce pays, la peur dépassait largement les frontières du sport, de l’entreprise et de la monnaie. En vérité, on avait peur de tous les changements : OGM, ondes, fils à haute tension, enseignements en ligne, éoliennes, etc. On avait encore plus peur de la concurrence, comme le révéla incidemment le ministre de l’Education en opposant « la connaissance, le dévouement, la solidarité » aux « valeurs de l’argent, de la concurrence, de l’égoïsme » (1). La seule innovation souhaitée était donc l’innovation qui tue cette concurrence. Le Concorde, un avion qui alliait technique et esthétique au détriment de la rentabilité et hélas de la solidité, suscita ainsi un rare moment de fierté nationale. Les autres innovations, celles qui naissent de la rivalité entre entrepreneurs, entre chercheurs, ou pire encore entre vendeurs, y étaient suspectes. Même si chacun en raffolait, croquant allégrement Big Mac ou Apple. Dans ce pays, il y avait souvent une grande différence entre l’individuel et le collectif, entre une relative sérénité sur son sort d’un côté et un profond désarroi de la communauté – deux tiers des habitants étant pessimistes sur le pays, contre un gros tiers sur leur propre situation.
Les fouilleurs de l’âme avaient parfaitement identifié l’origine de cette peur : avec des institutions fondées sur la hiérarchie et le statut, ce pays avait perdu confiance en lui (2). Pour rebâtir cette confiance, il fallait reconstruire une école plus juste, avoir des pouvoirs publics plus exemplaires. Mais les gouvernants, eux aussi, eux surtout, avaient peur des changements. La peur gagnant, les citoyens de ce pays en vinrent à perdre le goût de la liberté. Des centaines de milliers de normes enserrèrent leur existence, la tentation totalitaire montait. La liberté, pourtant, était le premier mot de leur devise.

Jean-Marc Vittori

(1) Interview au « Journal du dimanche », 2 septembre 2013. (2) « La Fabrique de la défiance », par Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg, Albin Michel, 2012.

Une réponse à to “Saint François d’assise et la peur…”

  1. jorge dit :

    fumes@cliches.unavoidable » rel= »nofollow »>.…

    ñïñ!!…